L’origine du sino-vietnamien
En France comme au Việt Nam, les exercices sont comptés en vietnamien* (voir comptage en bas de page).
En revanche, ce n’est pas du vietnamien mais du sino-vietnamien (Hán-Việt) quand il s’agit des expressions qui désignent nos techniques, nos armes, nos enchaînements, et certains concepts. Les termes sino-vietnamiens, d’origine chinoise, font partie intégrante de la culture et de la langue vietnamienne, dont ils constituent près d’un tiers du vocabulaire courant, et une bonne moitié du vocabulaire érudit.
Pendant deux mille ans, la culture vietnamienne a été très influencée par la culture chinoise, en raison des constants échanges culturels, commerciaux ou encore guerriers qui ont à la fois rapproché et opposé ces deux pays (ce fut aussi le cas pour les cultures coréennes et japonaises, très marquées par la culture chinoise). Le peuple vietnamien a vécu sous domination chinoise durant presque tout le premier millénaire de notre ère, et la langue chinoise, imposée comme langue officielle, a été utilisée pour la formation des lettrés vietnamiens. Son usage a perduré jusqu’à une époque assez récente, car la langue chinoise classique écrite en sinogrammes (chữ nho ou chữ Hán) était devenue la deuxième langue des érudits vietnamiens, qui l’utilisaient pour lire et écrire :
- des documents diplomatiques et administratifs,
- des ouvrages médicaux, philosophiques et religieux,
- des œuvres littéraires,
- des traités militaires…
Les Vietnamiens utilisèrent également, du 10ème au 19ème siècle, une écriture dérivée des sinogrammes pour écrire leur propre langue : il s’agit du quốc âm, qui évolua en chữ nôm. Puis, au début du 20ème siècle, la transcription quốc ngữ (basée sur l’alphabet romain avec accents et lettres spécifiques) devint l’écriture officielle de la langue vietnamienne.
Si la prononciation du sino-vietnamien a hérité de celle de l’ancien chinois classique (différent du chinois officiel actuel), elle a été influencée par la prononciation vietnamienne. Ainsi, tous les anciens termes sino-vietnamiens peuvent également être transcrits en alphabet quốc ngữ.
Dans les arts martiaux vietnamiens traditionnels, plusieurs raisons expliquent donc l’usage courant du sino-vietnamien pour les expressions techniques et culturelles :
- la longue histoire du Võ, dont tous les styles ont été influencés par les arts martiaux chinois, avec de nombreuses références à Thiếu Lâm (Shaolin),
- l’importance accordée par le Võ aux principes stratégiques, médicinaux et énergétiques, jadis écrits en sinogrammes et exprimés en chinois classique.
Une touche de poésie…
Dans notre école, d’origine ancienne, on retrouve donc de très nombreuses expressions en Hán-Việt dans plusieurs domaines :
- le nom d’école : 萬 安 派 Vạn An Phái (École de la Paix Infinie)
- les principes théoriques : 隂 陽 Âm Dương (Yin Yang), 五 行 Ngũ Hành (Cinq Éléments)…
- les références médicinales traditionnelles : 丹 田 Đan Điền (Chambre de Cinabre), 氣 海 Khí Hải (Mer d’énergie)…
- les noms des armes : côn (bâton), đao (sabre), kiếm (épée), phủ (hache)…
- les noms d’enchaînement : Phượng Hoàng Quyền (la Boxe du Phénix), Thất Tinh Kiếm (L’Épée des Sept Étoiles)…
- les noms des techniques et des mouvements de combat (enchaînements très courts) : Cương đao trãm xà (le Sabre d’acier tranche le serpent), Ô Long nhập tỉnh (le Dragon Noir descend dans le puits)…
Bien que destinées au combat, nos techniques martiales portent donc des noms poétiques, qui associent souvent deux caractéristiques :
- pour beaucoup, une partie de leur nom les rattache par métaphore à une famille de mouvements : les techniques de poing commencent par Thôi sơn (Pousser la montagne), celles de tranchant par Cương đao (le Sabre d’acier), celles de coude par Phương dực (l’Aile du phénix)…
- généralement, l’autre partie de leur nom décrit de manière imagée la façon d’utiliser la technique :
– Thôi sơn cổn cầu (Pousser la montagne en lançant une balle) : coup de poing donné de haut en bas, comme pour lancer un projectile
– Cương đạo phạt mộc (le Sabre d’acier coupe le bois) : coup de tranchant donné en oblique, comme pour couper un bambou ou un arbre
– Phương dực hoành phong (l’Aile du phénix comme le vent traversant) : coup de coude transversal
Les noms des mouvements de combat utilisent ce même principe de métaphore : ainsi, dans le mouvement Ô Long nhập tỉnh, « le Dragon Noir qui descend dans le puits » est en fait la dernière technique, le coup de coude qui s‘abat sur l’adversaire.
Il existe même des poèmes qui accompagnent certains enchaînements à mains nues ou avec armes, comme c’est par exemple le cas pour l’un des premiers quyền que nous apprenons dans l’école, le Đồng Nhi Quyền. Durant les quinze vers qui le rythment, des images poétiques décrivent les techniques et stratégies de l’enchaînement. En voici les 4ème et 5ème vers avec une traduction littéraire :
« Đinh bộ lập song phi » (« D’un pas ancré, s’élever en double envol ») correspond au passage de la position Tọa tấn, accroupie et donc ancrée au sol, au double coup de pied sauté Song phi cước. Il s’agit ici d’une description assez claire des mouvements, qui mentionne même le nom de la technique.
« Đại bàng lai thoái bộ » (« L’aigle va et s’éloigne ») correspond au double recul en Hạ mã tấn, en parant simultanément avec les bras déployés tels des ailes. Ici, l’image poétique n’est explicite que pour le pratiquant de Võ Kinh Vạn An connaissant le mouvement correspondant.
Car en définitive, si la poésie du Võ est une belle chose, elle n’est rien sans la pratique !
* Le comptage en vietnamien :
1 – Một
2 – Hai
3 – Ba
4 – Bốn
5 – Năm
6 – Sáu
7 – Bảy
8 – Tám
9 – Chín
10 – Mười