1996 : la première rencontre avec Vạn An Phái
Fred : On en parlait, on ne savait pas si cela allait se faire, depuis qu’on parlait du Việt Nam, de ce fameux Việt Nam. Certains y avaient de la famille, d’autres avaient lu des articles dessus, en tout cas, bientôt le départ, nous étions début décembre 1996.
Notre but, voir si le Võ existait encore au Việt Nam… Nous n’allions pas être déçus de cette pêche miraculeuse!
- Dom & Géraldine : Oui, à l’époque, quasiment pas d’Internet, pas de Youtube, on n’avait pas de contacts réguliers avec le Việt Nam, et on ne savait presque rien de la situation des arts martiaux traditionnels dans leur pays d’origine. En France, on connaissait surtout la forme de Võ traditionnel que l’on pratiquait alors, issue d’un maître vietnamien qui vivait en France depuis déjà 50 ans, mais on avait envie d’en savoir un peu plus sur ce qui se pratiquait encore au Việt Nam.
A cinq, Fred, Dom, Géraldine, M. et P. dans un mini-bus Toyota, on a traversé la moitié du Việt Nam sous la flotte, roulé entre les trous d’un mètre de large, pété un joint de culasse, traversé des fleuves en crue, le tout dans la bonne humeur.
Mais surtout, à Huế, on a rencontré maître Kim !
- C’est vrai que ce voyage a été haut en couleurs! Nous avons visité plusieurs villes, rencontré quelques maîtres, mais c’est vraiment à Huế, l’ancienne cité impériale sur la Rivière aux Parfums, et que tout a basculé…
Nous voilà arrivés dans la ville de Huế. A l’époque, c’est la petite bourgade, un café pour cyclos (les « pousse-pousse » vietnamiens), une photocopieuse dans la rue et rien d’autre. On demande pour une salle de Võ, on est dirigé sur un prof de Karaté. Zut, faire tout ce chemin pour voir du Karaté, pas de pot!
- Mais par chance, le professeur de Karaté, un monsieur déjà âgé, comprend qu’on recherche du Võ traditionnel vietnamien. Sur un petit papier, il note le nom d’un maître dont il parle avec respect, et donne des indications aux cyclos pour nous y conduire.
…
Enfin, on ne se décourage pas, les cyclos nous emmènent le long d’une rivière chez un maître de Võ, on est plein de boue, il est 17h, ça sent le traquenard à plein nez, mais on ne recule pas, nous sommes des hommes ou pas!!!
- « Des hommes », à part Géraldine bien sûr 😉 Mais c’est vrai que la nuit commençait à tomber sur ces petits chemins de terre étroits, bordés d’une rivière, de fourrés et de quelques maisons. On était dans un des hameaux de Huế, complètement en dehors des circuits touristiques habituels de nos cyclos. Ambiance étrange…
Nous y voilà, assis autour d’une table devant un maître de Võ, peut-être même un grand maître!
Wouah, le papa de maître Kim commence à faire quelques mouvements, je crois encore qu’avec ses mains il faisait de la magie et là, tu te rends compte que t’étais un ignorant de la chose.
- Oui, « wouah ! » comme dit Fred. C’est un souvenir à la fois impressionnant et émouvant. Maître Thăng (le père de maître Kim) avait déjà 70 ans, mais il bougeait son corps svelte comme un félin, avec souplesse et tonicité. Il dégageait une impression de puissance, de grande énergie, comme si l’on ressentait concrètement ce qu’était ce fameux “ Khí ”. Nous sommes toujours émus par le souvenir de son accueil, à la fois chaleureux et cérémonial. Sa cour était équipée de vieux sacs de frappe en toile usée pendus aux arbres, et sa maison était pleine d’armes d’entraînement, avec des sentences martiales en sino-vietnamien accrochées un peu partout. Il nous a fait offrir le thé, des membres de sa famille et des élèves de son école commençaient à nous rejoindre, tandis que les cyclos se tenaient à l’écart, genou au sol, et montraient une grande déférence. Par respect, on n’a pas même pas sorti notre appareil photo de toute la soirée…
Le papa de maître Kim nous explique qu’il a demandé à d’autres personnes de venir, de toute façon, tu bouges plus, t’es aux ordres, tu bouges plus et tu laisses les moustiques te cartonner et tu les entends crier tora! tora!
Après ce qui m’a semblé une éternité, nous voyons surgir de l’obscurité maître Kim et son frère. Tout de suite, nous allons sur la terrasse et les deux compères enchaînent les mouvements avec une vitesse et une force surprenantes, mais il est déjà tard, on a l’impression d’être en pleine nuit; il faut rentrer car il y a une absence totale d’éclairage, et rendez-vous est pris pour le lendemain matin à l’hôtel.
- Malgré l’obscurité, ce premier aperçu donné par maître Kim et son frère Hiển était déjà impressionnant : vitesse et stabilité, souplesse et puissance, les fils de maître Thăng avaient été forgés par une pratique ultra intensive du Võ.
En nous entendant dire le nom des techniques que nous reconnaissions, ils ont compris que nous avions des racines martiales communes bien que lointaines, et ont voulu nous en montrer encore plus. Maître Kim a même commencé à nous parler du Khí et de son importance pour le corps et l’esprit des pratiquants, tout en nous démontrant quelques aspects de cette étonnante énergie. On ne comprenait pas les subtilités bien sûr, mais avec ses gestes et cette démonstration improvisée, l’essentiel de son message était plutôt clair! En les quittant, on avait déjà hâte de revoir le lendemain cette fameuse école dénommée “ Vạn An Phái”.
Le lendemain, ils arrivent, Dom commence à sortir des idéogrammes de partout comme s’il pratiquait des tours de passe-passe, Maître Kim répond et explique, nous écoutons… Mais maître Kim en a marre, il commence à déménager les tables du restaurant, il n’est pas venu pour faire de la calligraphie mais pour montrer son Võ et pour cela, rien ne lui fait peur. Avec son frère, ils enchainent le travail de coups de coude à deux et là, nous prenons conscience que notre niveau de pratique est bien inférieur, mais on fait comme si…
Maître Kim et son frère n’ont pas besoin de forcer, leur niveau est tellement au-dessus de ce que nous connaissions que « le clou” est définitivement planté. C’est aussi la première fois de ma vie que je rencontre un Vietnamien qui parle aussi fort et dont la gestuelle est aussi importante.
- Dès son arrivée dans le restaurant de notre hôtel, Maître Kim nous a donné un aperçu de la partie “culturelle” de son art (noms sino-vietnamiens des techniques et mouvements de combats, poèmes accompagnant les quyền, points d’acupuncture…). En examinant nos notes et documents en sino-vietnamien, il approuvait ou corrigeait certains d’entre eux, et nous donnait des informations complémentaires. Puis, passant de la théorie à la pratique, il a investi la salle pour nous montrer, avec son frère, les applications de certains mouvements de combat, en démontrant la richesse des applications correspondantes (contre-attaques de base, variantes, techniques dissimulées derrière d’autres…). Il était hallucinant de vitalité, et avec sa voix rugissante, son regard perçant, sa puissance et sa vitesse, il faisait vraiment penser à un tigre !
La journée s’achève, ils repartent après les salutations de rigueur. De tout notre voyage, c’est la première fois que je repars aussi impressionné!!! P. nous explique qu’on a vu des trucs de cirque dans le but de nous « retourner », en tout cas maintenant je connais l’école Vạn An Phái et j’ai mon idée sur la chose, mais il nous faut ne rien dire car nous appartenons à une autre école. M. ne s’est rendu compte de rien ; P. dénigre ; mais Dom, Géraldine et moi-même, nous nous taisons… il y aura une suite.
Nous continuons notre voyage vers Saigon, c’est super, il n’y a presque aucun touriste, c’est l’aventure…
Notre voyage de 1996 a été plein de péripéties, peut-être un des plus forts en émotion dans un Việt Nam vraiment très pittoresque, et nous étions au tout début de cette aventure.
Voilà, c’est la fin de notre premier voyage martial…
- L’école du vieux maître Thăng nous avait montré que les racines du Võ traditionnel étaient toujours bien vivaces « derrière la haie de bambou », et qu’elles continuaient de se développer avec maître Kim, ses frères et leurs meilleurs élèves. Experts de l’art du combat et des pratiques de santé, capables de blesser mais aussi de soigner, ils perpétuaient un art ancestral encore bien vivant. La maîtrise du Võ et du Khí, la pratique de la médecine traditionnelle, c’était le quotidien de ce clan au style de vie imprégné d’art martial, une famille qui enseigne le Công Phu et qui vit à son rythme!
Suite à cette formidable rencontre, les liens qui se tissèrent entre maître Kim et Fred au cours des voyages suivants amenèrent naturellement le choix d’une nouvelle voie, celle de Vạn An Phái. Et cette voie était celle d’un bien plus long voyage, car avec ou sans escales, il peut durer toute une vie…